1-Mes souvenirs d'enfance
Je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail. Sur les photos de famille prises l’été suivant, on voit de jeunes dames en robes longues, aux chapeaux empanachés de plumes d’autruche, des messieurs coiffés de canotiers et de panamas qui sourient à un bébé : ce sont mes parents, mon grand-père, des oncles, des tantes, et c’est moi. Mon père avait trente ans, ma mère vingt et un an, et j’étais leur premier enfant. Je tourne une page de l’album ; maman tient dans ses bras un bébé qui n’est pas moi ; je porte une jupe plissée, un béret, j’ai deux ans et demi, et ma sœur vient de naître. J’en fus, paraît-il, jalouse, mais pendant peu de temps. Aussi loin que je m’en souvienne, j’étais fière d’être l’aînée : la première. Déguisée en chaperon rouge, portant dans mon panier galette et pot de beurre, je me sentais plus intéressante qu’un nourrisson cloué dans son berceau. J’avais une petite sœur (…)
Simone de Beauvoir, Mémoire d’une jeune fille rangée(1958).
2-L'amour des mots
Ce que j’écoutais, et ce que je guettais, c’était les mots, car j’avais la passion des mots. Aussi, en secret, sur un petit carnet, j’en faisais une collection. Or, dans les discours de mon oncle, il y’en avait de tout nouveaux ; ni lui, ni mon père ne soupçonnaient que je les conservais sur un carnet. Ainsi, ils m’apprirent un jour que le mot « anticonstitutionnellement » était le mot le plus long de la langue française. Je le recopiai à grand peine et je le lisais chaque soir dans mon lit. Mais ce n’est qu’au bout de plusieurs jours que je pus maîtriser ce monstre…
D'après Marcel PAGNOL « La gloire de mon père ».
3-Mes études n'intéressaient personne
Aussi loin que remontent mes souvenirs dans le temps, je revois avec précision la discrimination dont souffraient les filles de la famille.
Dès l’âge de sept ans, j’étais déjà obligée de partager avec mes sœurs, les travaux de la maison : je rangeais les chambres, je lavais le sol, je faisais la vaisselle et même la lessive. Il n’était pas question de demander à mon frère d’en faire autant ; il était pourtant plus grand que moi et plus solide. Mais le garçon n’avait rien à faire. Nous les filles, nous étions là pour servir.
Toute l’attention était tournée vers mon frère. Après le certificat d’étude, la famille entière était prête à se priver, à faire des sacrifices pour qu’il continue ses études et qu’il ait un diplôme. Mes études n’intéressaient personne… A onze ans, je savais déjà qu’on ne ferait aucun effort financier pour m’aider à aller au lycée qui était payant. Pourtant j’obtenais de bonnes notes, mais elles passaient inaperçues. Mon frère était un homme et son avenir passait avant tout.
Quand j’eus quinze ans, on voulut me décider à fonder un foyer. En clair, il fallait arrêter mes études. Quand je dis à ma mère que je ne voulais pas me marier, que je voulais étudier, elle mit son doigt sur sa tempe, d’un geste qui signifiait « elle est folle, cette fille ».
Gisèle Halimi, La cause des femmes.
4-À la bibliothèque municipales
Tous les jeudis matin, jour sans classe, j'allais avec un cabas à la bibliothèque municipales. [ ... ] On avait droit à deux livres à emporter par personne inscrite, alors j'avais inscrit papa et maman, ça me faisait, comptez avec moi, six bouquins à dévorer par semaine.
François Cavanna, Les Ritals, 1978.
5-J'étais un des derniers de la classe
Alors il se fâcha quelque peu, pour la forme, et me pria d'aller dans la cour répéter vingt fois de suite que "coudrier" est synonyme de "noisetier", puis de revenir le lui dire.
Ma stupidité avait mis en joie toute la classe. Si j'avais voulu me tailler un succès, il m'eût été facile, au retour de ma pénitence, lorsque M. Vedel, m'ayant rappelé, me demanda pour la troisième fois le synonyme de "coudrier", de répondre "chou-fleur" ou "citrouille". Mais non, je ne cherchais pas le succès et il me déplaisait de prêter à rire : simplement j'étais stupide. Peut-être bien aussi que je m'étais mis dans la tête de ne pas céder ? Non, pas même cela : en vérité , je crois que je ne comprenais pas ce que l'on me voulais, ce qu'on attendait de moi.
[ ... ] Toutes les semaines, j'obtenais [un] zéro. [ ... ] Inutile d'ajouter que j'étais un des derniers de la classe. Je le répète : je dormais encore : j'étais à ce qui n'est pas encore né.
André Gide, Si le grain ne meurt,© Gallimard, 1924.
6-Souvenirs d'enfance
Extrait d'interview
Jean Lacouture : L'école, ça commence où pour vous ?
Haroun Tazieff : La première école dont je me souviens, c'est à Tiflis. Je vois très bien le bâtiment et le terrain de jeu qui se trouvait devant ; je me suis d'ailleurs cassé une jambe sur ce terrain.
Jean Lacouture : L'école, c'est plutôt les mathématiques ? ou plutôt la littérature ou plutôt l'histoire, la géographie ?
Haroun Tazieff : C'était la géographie. Dès l'école primaire et jusqu'au bac, la géographie était un plaisir pour moi. J'aimais déjà la terre et je n'ai jamais cessé de l'aimer. Les langues aussi je les apprenais sans effort.
Jean Lacouture : Vous avez gardé des relations avec votre premier professeur de géographie ?
Haroun Tazieff : Non. Je le regrette un peu aujourd'hui, lorsqu'il m'arrive de penser à ce passé lointain.
Haroun TAZIEFF, D'après " jouer avec le feu" Entretien avec J.LACOUTURE.
7-L'enfant que j'étais
Dans ses Mémoires, Dumas décrit l'enfant qu'il était à l'âge de dix ans
"En général, à l'âge que j'avais, je n'étais pas très aimé des autres enfants de la ville ; j'étais vaniteux, insolent, plein de confiance en moi-même et d'admiration pour ma petite personne, et cependant, avec tout cela, capable de bons sentiments".
D'après Alexandre Dumas, Mémoires, 1851.
8-Souvenir pénible
Âgé de cinq ou six ans, je fus victime d'une agression. Je veux dire que je subis dans la gorge une opération qui consista à m'enlever des végétations ; l'intervention eut lieu d'une manière très brutale sans que je fusse anesthésié. Mes parents avaient d'abord commis la faute de m'emmener chez le churirgien sans me dire où ils me conduisaient. Si mes souvenirs sont justes, je m'imaginais que nous allions au cirque ; j'étais donc très loin de prévoir le tour sinistre que me réservait le vieux médecin de famille qui assistait le chirurgien. Cela se déroula, point pour point, ainsi qu'un coup monté et j'eus le sentiment qu'on m'avait attiré dans un abominable guet-apens. [ ... ]
Ce souvenir est, je crois, le plus pénible de mes souvenirs d'enfance. Non seulement je ne comprenais pas que l'on m'eût fait si mal, mais j'avais la notion d'une duperie, d'un piège, d'une perfidie atroce de la part des adultes. Toute ma représentation de la vie en est restée marquée : le monde, plein de pièges.
D'après Michel Leiris, L'Âge d'homme (1939), éd. Gallimard.
9-5 juillet : souvenir d'enfance
Toutes mes excuses pour le «je» qui ne sera que très rarement de mise dans cet espace sans prétention. Ce n’est pas faute d’avoir essayé mais la nature de ce texte et sa structure ne m’ont pas permis de l’éviter, comme j’ai pu y parvenir toutes les autres fois. Le 5 Juillet 1962, j’étais un petit bambin de 4 ans. Les images que j’en ai gardées sont vagues et les mots introuvables. Les mots d’alors étant oubliés, c’est donc avec ceux d’aujourd’hui, 58 après, que j’essaie de restituer sans rien trahir, sans rien édulcorer, ce qui me reste de cette journée pour la mémoire, la mienne, seulement la mienne. Le 5 juillet 1962, je ne savais pas ce qui se passait mais je savais qu’il se passait quelque chose. Quelque chose de joyeux avec mes yeux d’alors, rien que ça. Bien après, je saurais la nature de cette longue procession de femmes et d’hommes qui remontaient vers notre village en ruines, après 5 ans de «zone interdite» qui ont fait que je naisse dans l’errance, à des kilomètres de notre maison. Ce jour-là, deux ou trois femmes se relayaient pour me porter sur leur dos et je crois bien que j’avais piqué une grosse jalousie contre mon frère aîné qui squattait les épaules de ma mère. Je me souviens de ma sœur encornée par un bœuf sur la route. Sa blessure était trop légère pour gâcher la fête. Parce que ce jour-là, c’était la fête. Pour les grands, c’était l’indépendance, mais je ne le saurais que quatre ans après, à l’école où on avait commencé à nous «expliquer». Le 5 juillet 1962, ma mère m’avait seulement expliqué qu’on allait retrouver notre maison. Je ne savais pas qu’on n’avait pas de maison avant, puisque j’en ai eu plusieurs, au gré des déménagements forcés et des fuites dans la terreur au milieu de la nuit. Nous avions fui quand on a mis mon père à la prison de Berrouaghia en 1956. Je n’étais pas encore né mais ça ne change rien, je n’ai pas non plus souffert des fuites d’après parce que les bébés ne savent pas ce que c’est. Nous avons fui quand il a repris le maquis à sa sortie de prison. Puis nous avons fui quand il a été blessé dans la bataille d’Azouggar, puis quand il a été descendu d’une rafale de mitrailleuse d’un olivier d’Azaghar. Mais tout ça, ce sont les mots d’après. Les mots d’alors, c’était qu’on allait retrouver notre maison. Beaucoup d’autres maisons étaient détruites, la nôtre était encore miraculeusement debout. Nous avions quatre pièces, nous en avions gardé une seule pour loger des parents dans les autres. Je ne savais pas que ceux qui habitaient chez nous n’étaient pas chez eux, je l’ai su quand ils sont partis et j’ai été triste. J’ai été triste non pas parce qu’ils ont habité chez nous mais parce qu’ils sont partis. Le 5 juillet 1962, nous avons joué à sauter pieds joints dans un cratère creusé par un tir de mortier qui a raté notre maison en tombant sur un figuier, à une dizaine de mètres de ses murs. Dans les mots d’alors, le cratère n’était pas un cratère mais un trou providentiel pour nos jeux d’enfants. Le figuier a été replanté et donne toujours de beaux fruits.
Publié par Slimane Laouari, Journal Le Soir d'Algérie, Dimanche 05 juillet 2020.